De notre envoyée spéciale à Vannes,
« Demat ! » Les salutations retentissent dans les vastes couloirs du collège-lycée Diwan de Vannes. Dans le hall d’entrée, Gabriella et ses camarades remplissent un tableau blanc de petits mots d’adieu et de remerciement (« kenavo ! » et « trugarez ! ») pour une « pionne » qui s’en va. Ici, à l’exception du français et des autres langues enseignées, les 145 collégiens et 45 lycéens suivent leurs cours en breton et l’usage de cette langue celtique est vivement encouragé le soir ou lors des récréations. La jeune fille de troisième se réjouit de poursuivre sa scolarité en seconde « à Diwan » l’année prochaine. « Je suis trop contente ! C’est une grande famille ! », s’enthousiasme l’adolescente, dont les parents parlent eux-mêmes breton, et qui adore le fait de pouvoir « parler dans la rue avec ses copains sans que les autres puissent les comprendre ».
Mais si en cette veille de vacances de printemps, l’ambiance est légère, l’atmosphère est un peu lourde dans la communauté bretonnante (ou brittophone, préfèrent certains). Car selon les résultats d’un sondage de l’institut TMO commandé par le conseil régional et publié le 20 janvier dernier, il ne resterait plus que 107 000 locuteurs bretons, soit 2,7% de la population des cinq départements concernés, alors que la dernière étude remontant à 2018 faisait encore état de 200 000 locuteurs.
Un choc pour la communauté brittophile. « C’est une culture, une identité qui risque de disparaître », s’inquiète Mathilde Lahogue, directrice du réseau Diwan. Même si, comme elle, Fulup Jakez, directeur de l’Office public de la langue bretonne (OPLB), souligne que « ces résultats ne sont pas une surprise : c’est démographique, précise celui dont l’organisme est chargé de développer et promouvoir l’usage de la langue bretonne dans la région. Ce sont les dernières générations élevées en langue bretonne jusqu’à après la Seconde Guerre mondiale qui s’éteignent ».
Une histoire linguistique très française
Comme la moitié des langues régionales de l’Hexagone, le breton est considéré comme « sérieusement en danger » par l’Unesco. Le résultat d’une histoire française qui n’a eu de cesse d’encourager l’usage du français comme langue unique au détriment des langues locales, rappelle l’historienne et journaliste, Rozenn Milin, autrice de La honte et le châtiment – Imposer le français : Bretagne, France, Afrique et autres territoires (Éditions Champ Vallon, 2025). « À l’époque de la Terreur, on a décidé que tout le monde devait apprendre le français et qu’il fallait anéantir les patois et les idiomes – c’est leurs termes -, considérés comme liés au clergé et aux idées contre-révolutionnaires », explique-t-elle.
Avec l’instruction obligatoire, le français devient la langue de l’école. Et l’usage des langues locales est proscrit. « En Bretagne par exemple, les enfants qui utilisaient des mots de breton se repassaient un sabot de bois à porter autour du cou. À la fin de la journée, le dernier à porter le sabot écopait d’une punition, raconte-t-elle. Donc même si cela reste encore la langue familiale, ils intègrent progressivement la honte de parler breton. Résultat : dans les années 1950-1960, le breton cesse de se transmettre. »
Ce n’est qu’avec la création par une poignée de militants du réseau Diwan en 1977, puis de filières bilingues dans l’enseignement public et catholique, que le breton connaît un début de réappropriation. Mais la coupure a créé des dommages irréparables.
Aujourd’hui, la population bretonnante se réduit mécaniquement. Mais de l’autre côté, elle rajeunit, et le nombre de locuteurs est en hausse chez les 25-39 ans. « Cela montre que les politiques d’enseignement, qui s’inscrivent dans le temps long, portent leurs fruits », commente le directeur de l’OPLB qui veut voir le verre à moitié plein.
L’avenir du breton dépend aujourd’hui essentiellement de l’enseignement. Selon le dernier rapport, seuls 16% des locuteurs ont appris le breton à la maison, quand 78% l’ont appris via l’école. Mais pour l’heure, ce mouvement est loin de compenser la baisse.
À la rentrée scolaire de septembre 2024, 20 280 élèves étaient inscrits dans les filières bilingues breton-français (public : 11 057, privé catholique : 5 308, privé associatif Diwan : 3 915), selon les chiffres de l’OPLB, soit moins de 7% des enfants scolarisés dans l’académie de Rennes. « On développe des médias, il y a des textes et des livres édités en langue bretonne, on travaille sur la reconnaissance vocale, mais il faudrait développer l’enseignement de façon plus générale », estime le député du Morbihan Paul Molac.
« Sans volonté politique forte, c’est mort »
C’est justement ce qu’entendait faire la loi « relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion » que l’élu breton a porté en 2021. Le texte prévoyait de généraliser l’apprentissage des langues régionales de la maternelle au lycée. Si le nombre de classes bilingues augmente chaque année, l’objectif fixé par la convention entre l’État et la région pour 2022-2027 d’arriver à 30 000 en 2027, est encore loin. En cause : les moyens financiers qui augmentent mais restent insuffisants, les difficultés à recruter et former des professeurs capables d’enseigner d’autres matières en breton. Seuls deux postes de Capes sont ouverts par an et 25 professeurs sont formés sur neuf mois dans le cadre d’évolutions de carrière.
Surtout, la disposition portant sur l’apprentissage immersif incluse dans la loi a été censurée par le Conseil constitutionnel, au motif que la République est une et indivisible et que cela pourrait être considéré comme une remise en cause de l’enseignement du français.
Une décision qui a empêché de consolider le mode d’enseignement proposé par Diwan, aujourd’hui « fragile financièrement et juridiquement », selon la directrice du réseau, qui a pourtant fait ses preuves. Et qui témoigne toujours de cette culture de la langue unique et de la méfiance à l’égard des langues territoriales. « L’État est beaucoup plus opposé aux langues régionales qu’il ne l’est dans d’autres pays européens », souligne Rozenn Milin, citant l’exemple de la Suisse ou du Royaume-Uni : ici, on confond langue commune et langue unique. »
« Diwan n’est pas une fabrique de militants politiques, rassure le président de l’association Marc Yver-le Duic, qui insiste sur le fait que l’enseignement y est « laïque, gratuit et ouvert à tous. Nous sommes un peu comme les lycées français à l’étranger. » Rappelant les vertus du bilinguisme, il répond aussi à une autre crainte : « Le breton ne fait pas de nos élèves de mauvais francophones. » En témoignent les bons résultats globaux des élèves au brevet et au baccalauréat.
Chaque année, le réseau modeste forme une centaine de locuteurs. Difficile de savoir combien sont réellement formés par les filières bilingues qui peinent souvent à assurer leur part de cours en breton.
« Que l’on soit clair : sans volonté politique forte, c’est mort. On n’y arrivera pas », juge Florian Voyenne, directeur de l’établissement de Vannes. Cet ancien professeur de lettres classiques s’est formé adulte au breton. Il invite à regarder ce qui se fait du côté du pays de Galles, où l’enseignement du gallois a été rendu obligatoire de la sixième à la troisième. Un modèle qui a permis de faire progresser le nombre de locuteurs.